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Axe 3 : Études des phénomènes discursifs


Le troisième axe de travail proposé dans le cadre de la nouvelle équipe réunit les programmes consacrés à l'étude du discursif. Nous entendons par « discours » « tout ce qui se dit, tout ce qui s’écrit dans un état de société donné (tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle aujourd’hui dans les médias électroniques). Tout ce qui se narre et s’argumente, si l’on pose par hypothèse que la narration et l’argumentation sont les deux modes fondamentaux de la mise en discours » (Angenot, 1983 : 105). Seront également interrogés tant les notions de discours musical que la multiplicité des discours produits sur la musique (l’analyse, la critique par exemple). Enfin, la fonction du discours, ses modalités, sa place, sa mise en scène, et sa relation, harmonieuse ou disphorique, avec les autres constituants du spectacle vivant (théâtre, opéra, arts chorégraphiques) seront autant de questions adressées au champ spectaculaire qui fait aujourd’hui la part de plus en plus belle, et contestée, à l’image, contre le texte.

Dans le cadre plus précis de cet axe, nous nous intéressons tout d’abord à des textes dont la valeur sociale est reconnue et qui renvoient à des disciplines ou à des usages spécifiques – qu'ils soient littéraires et/ou philosophiques, politiques, historiques ou esthétiques. Mais nous prenons également en compte la cohorte des discours critiques qui les accompagnent et témoignent souvent de leur réception. Dans ce troisième axe, comme dans les deux axes précédents, la question de l'autorité sera centrale : l'autorité des textes, fondée sur une éminence reconnue garante de leur efficacité ou de leur crédibilité et qui renvoie à la figure de l'auteur traditionnellement conçue comme cause première, inventeur génial mais aussi responsable.

Les études comparatistes sur le roman moderne et la prose narrative contemporaine, les recherches sur les arts de la représentation, sur l'intertextualité et la traduction participent d'une même dynamique. Les chercheurs comparatistes de l'équipe « Histoire des représentations », « Réception et création », en collaboration avec les spécialistes des littératures européennes de l'UFR Lettres et langues, ont déjà montré comment, à travers de complexes médiations et transferts, émergent des modèles littéraires originaux dont l'impact – l'autorité – s'avère de plus en plus d'ampleur européenne, voire mondiale. La perspective de la réception créatrice et de l'originalité implique de plus une réflexion sur le travail de réécriture – voire de traduction – qui permet les croisements génériques les plus surprenants, les redéfinitions des modèles reconnus et parfois, à terme, l'émergence de modèles nouveaux.

Mais les recherches sur la musique et les arts de la représentation posent elles aussi la question de l'autorité du texte. Qu'elles se proposent d'étudier la dramaturgie, la mise en scène et sa réception (attestée notamment par la critique), ou qu'elles analysent les rapports texte/musique, les recherches sur les arts de la représentation déploient un questionnement autour de l'autorité du texte : peut-on parler, comme la tradition nous y invite, d'une centralité ou même d'une autorité d'un texte que la représentation ne ferait que transposer, voire illustrer ? Ou au contraire le texte n'est-il qu'un prétexte permettant un travail de mise en scène largement autonome ? Quelles sont alors les marges d'autonomie pour le metteur en scène ? D’autre part, le texte n’est-il pas encore ce qui départage autoritairement arts officiels (reconnus et subventionnés) et genres mineurs ? Formes populaires et formes savantes ? Dès que l’on pénètre le domaine des « arts mineurs », la question de l’auteur devient problématique. Elle l’est de plus en plus, chaque fois qu’un metteur en scène ou qu’un chorégraphe s’empare d’une œuvre éminemment littéraire ou philosophique, qui n’était nullement destinée à la scène. Le rapport fondamental du corps au texte et du texte à la scène traverse toute l’histoire du théâtre, mais aussi des arts lyriques et chorégraphiques : c’est lui qui vient mettre à l’épreuve la lettre, et faire vaciller le texte sur ses bases, contre l’autorité qui tendait à le figer. La question de l’autorité du texte invitera les chercheurs en musicologie à nourrir la dynamique multidisciplinaire par l’investigation des passerelles unissant la « composition » à l’interprétation, à l’improvisation, voire aux notions d’arrangement ou de paraphrase. Le repérage et l’analyse des nombreuses pratiques d’intertextualité musicale qui irriguent les répertoires savant et populaire, écrit et improvisé, trouveront leur raison d’être à l’intérieur de ce troisième axe.

Dans le cadre global d'une recherche sur la notion d'originalité – et donc sur la distance à l'égard des modèles reconnus et des autorités consacrées: codes littéraires communément acceptés, figures d'écrivain et d'artiste – il convient d'étudier et de confronter des textes dont l'analyse puisse mettre en évidence les différents types d'emprunts, explicites ou implicites, volontaires ou inconscients. Ces analyses comparatives sont elles-mêmes indissociables du contexte historique de production de l'œuvre, tant la notion d'originalité de l'auteur varie au fil du temps : jusqu'au XVIIe siècle la tradition de l'imitation des modèles prévaut, tandis que le XVIIIe siècle voit apparaître les premières lois sur le droit d'auteur. Au XIXe siècle, la notion d'auteur, liée à celle d'originalité, s'exacerbe dans une vision prométhéenne de l'œuvre unique et originale. Le XXe siècle bouleverse ces repères avec la notion d'intertextualité et toutes les formes de stratégie de réécriture qui viennent donner un sens bien différent à la présence d'un texte dans un autre texte. La notion de plagiat qui rappelle le droit de propriété (littéraire, musicale) et plus globalement l'autorité des droits de l'auteur exige ici une réflexion précise dont les enjeux sont non seulement scientifiques mais sociétaux. Les recherches portant sur l'histoire de la traduction s'inscrivent dans le cadre plus large des transferts culturels, de la circulation et des personnes et développent le même ordre de questionnement quant à l'autorité des textes : quand, comment et pourquoi une traduction est-elle considérée comme « bonne », pourquoi fait-elle autorité et pourquoi cette autorité lui est-elle refusée à une autre époque et dans un autre contexte ?

Les recherches sur les œuvres littéraires et philosophiques des XVIIIe et XIXe siècles et sur leur réception contemporaine et ultérieure s'ordonneront, elles aussi, autour de la question, éminemment conflictuelle à cette époque particulièrement instable, de l'autorité et des procédures et dynamiques qui assurent sa reconnaissance. Les recherches viseront d'abord à montrer comment la dynamique ascendante des Lumières promeut des modèles inédits et des autorités nouvelles : modèles de comportement, valeurs et principes éthiques qui s'ancrent d'abord sur une nouvelle conception du sujet issue de la philosophie sensualiste (Locke) dont la diffusion a joué un rôle important dans la « crise de conscience européenne » (Paul Hazard). On sait comment cette crise, dans le premier versant du XVIIIe siècle, insinue le doute quant aux certitudes et aux normes traditionnelles et leur substitue volontiers la référence à la Nature. Dans le domaine du discours politique, la pensée contractuelle s'appuie elle aussi sur la notion de nature et sur les valeurs qu'on y attache (état de nature, droits naturels imprescriptibles) avant de déboucher sur la théorie de la souveraineté du peuple (J.J.Rousseau, Le Contrat social, 1762). Cette émergence de normes et d'autorités inédites (au premier rang desquelles se situe la figure de l'écrivain-philosophe, moniteur de la pensée, objet d'un véritable culte et promise à la panthéonisation) n'est pas sans susciter de fortes réticences voire une véritable « réaction » : c'est là l'antiphilosophie qui appelle avec constance et véhémence au respect des autorités ancestrales. Cette recherche sur les conflits d'autorité que les Lumières impliquent se donne en fait trois objectifs. Il s'agit tout d'abord de déceler les limites et ambiguïtés de la référence à la notion de nature. L'ambition classique ou cartésienne de maîtriser la nature demeure certes ; elle semble toutefois se nuancer d'une « conscience écologique » décelable dans la vague rousseauiste et dans les nombreux romans publiés à la veille de la Révolution. Certains de nos chercheurs, d’ailleurs, étudient les manifestations actuelles de cette conscience écologique y compris dans leurs dimensions prescriptives. Il importe dès lors de comprendre comment et pourquoi, alors que se constitue et se diffuse une véritable vulgate des Lumières, la hantise de la manipulation des êtres et de l'opinion se renforce de la fin de l'Ancien Régime (Laclos, les Liaisons dangereuses, 1782) aux lendemains de la Révolution (La Harpe, Du fanatisme de la langue révolutionnaire, 1797). Il convient aussi de comprendre comment, à l'aube du XIXe siècle, l'exigence éthique d'indépendance du sujet est perçue comme un legs essentiel des Lumières : « Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence! Voilà donc la devise des Lumières ». (Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?)