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Axe 1 : Études sur le genre et les constructions identitaires (sociales, littéraires)


Les études sur le genre (Gender Studies) se développent lentement en France depuis le début des années 1990, notamment au sein des départements de sociologie, d’Études anglophones et, plus récemment, en études hispaniques et hispano-américaines – plusieurs années après leur développement dans les pays anglophones. En France, la lenteur des traductions des travaux anglo-saxons jointe à une certaine réticence de la part des institutions, universitaires, en effet, ont conditionné pendant un temps l’avancement et la diffusion des recherches sur les questions de genre. Or, si dans les sciences sociales le retard semble rattrapé, grâce à l’existence de plusieurs centres d’études et de projets de formation pluridisciplinaires, dans le domaine des lettres le terrain commence, depuis peu, à être défriché. Dans ce sens, la création, en 2005, d’un séminaire intersites, entre les équipes de recherche CIREMIA et GRAL (actuellement IRIEC, Toulouse-Montpellier), des Universités de Tours et de Toulouse, s’est proposé de combler partiellement le vide académique et de répondre à la demande de plus en plus pressante des jeunes chercheures et chercheurs qui s’intéressent à la problématique des identités socio-sexuelles, telles que la production culturelle hispanique les met en discours, les diffuse ou les questionne, dans les textes, les images, la musique…

Historiquement, les études sur le genre prennent racine dans les Études féministes américaines des années 1960-1980 et sont souvent liées aux Études culturelles (Cultural Studies). Elles sont toujours pluridisciplinaires. Dans les Études anglophones, hispaniques et germanophones en général et chez les chercheurs du GRAAT, du CIREMIA et d’Histoire des représentations, en particulier, elles consistent à observer dans les diverses cultures en question (civilisation, littérature, cinéma…) la (re)présentation et la gestion des « rapports sociaux de sexe », les positions fortement hiérarchisées du sujet (féminin / masculin) dans l’ordre social (cf. Michel Foucault), les rapports entre l’individuel « genré » et l’universel, etc. Souvent constructionnistes (ou constructivistes), elles décrivent les pratiques omniprésentes de « naturalisation » (confusions entre l’inné et l’acquis produites par les raisonnements sexistes plus ou moins conscients). Prenant garde à ne pas prendre les métarécits de l’ « hétérosexualité obligatoire » (cf. Adrienne Rich) et la « pensée straight » (cf. Monique Wittig) pour des données génétiques, elles s’attachent à examiner les contraintes de la performativité et de la « performance » du genre (cf. Judith Butler), englobant dans leur recherche les pratiques plurielles de la sexualité, ce qui les amène fréquemment à la Théorie Queer (cf. Judith Butler, Teresa de Lauretis, Eve Kosofsky Sedgwick), parfois perçue comme synonyme d’Études sur le genre, qui s’appuie largement sur les travaux de la French Theory (cf. François Cusset). En musicologie, un champ de recherche se découvre, qui concerne le double statut de pianistes notoires de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècles, période où des interprètes masculins se portent aussi vers la composition tandis que des femmes développent une activité parallèle, innovante et de haut niveau, de pédagogues du piano.

Par ailleurs, et par leur caractère éminemment pluridisciplinaire, les études sur le genre sont en rapport avec toutes les recherches touchant les constructions identitaires et les autoritarismes. En effet, selon la lecture que Judith Butler fait des actes de langage et des énoncés performatifs, notamment, lorsque la sage-femme ou le médecin déclarent « c’est une fille » / « c’est un garçon », ils sont en train de marquer, de manière autoritaire, le sujet du sceau d’une identité genrée qu’il se devra, tout au long de son existence, de performer (au sens théâtral du terme : « jouer », « représenter » (Gender Trouble, 1990).

D’autre part, les études sur le genre se donnent pour but, entre autres, de dépasser les binarismes de type « nature/culture », « public/privé ». Un certain nombre de chercheures et de chercheurs de notre équipe, s’intéressent en effet aux frontières entre les espaces public et privé, que ce soit à travers les formes et les espaces de la sociabilité (transmission de savoirs et rôle des médiateurs intellectuels : éducateurs, journalistes, traducteurs…), éducation formelle et informelle (l’école, les manuels scolaires, les « bonnes manières »), ou encore à travers les modalités de l’écrit : mémoires, genre épistolaire, écriture de l’intime (biographie, autobiographie, auto-fiction, journal intime, blog). Les « histoires de vie » (life-stories) recueillies par les anthropologues anglo-saxons contemporains nourrissent et questionnent également l’ethnomusicologie jusque dans ses méthodes et son éthique (cf. Hugo Zemp).

L’articulation entre histoire de soi et histoire du monde, domaine privé et domaine public est également au cœur de la problématique des Mémoires et des écrits épistolaires. Qu’ils soient d’épée, de cour, d’État et jusque dans leurs prolongements historiques, les Mémoires, en effet, sont fondés sur le récit de faits de guerre ou d‘événements historiques, sur les rapports entretenus avec l’autorité politique ou religieuse, sur le discours sur l’histoire, sur une sociabilité courtisane ou non. Ce premier discours historique et public est sous-tendu par le discours de l’individu qui se définit par ses présupposés généalogiques et familiaux en premier lieu, puis culturels et personnels. Au-delà d’un clivage bien connu entre Mémoires et autobiographie, il faut repenser un modèle qui ne se conçoit pas comme genre mais se constitue en tant que tel et qui joue de ses formes. En France, les chroniques parues sous la Régence comme celles qui traitent de la période révolutionnaire, au-delà des Mémoires justificatifs et judiciaires, souvent peu étudiés, sont sans doute déterminants pour cette étude dans la mesure où s’élabore à cette époque la notion d’individu, si propre à fonder une autorité nouvelle et pourtant déstabilisante. Des critères esthétiques, politiques, historiques, éditoriaux même, président à une continuelle refonte des rapports entre l’individu et le collectif. L’analyse de cette tension nécessite des études aussi bien thématiques, génériques qu’historiques.

Réelle ou fictive, intime ou destinée à un large public, la lettre à son tour, est depuis plus de dix ans l’objet d’inépuisables recherches pour les Latinistes, entre autres, qui y étudient différents niveaux de représentation : témoignage vivant d’une société, expression personnelle des idées, projection de soi et du destinataire, figuration du caractère et du sentiment. La réflexion des chercheurs de l’Université de Tours part des auteurs anciens (surtout Cicéron, Ovide et Jérôme) pour s’étendre aux littératures européennes du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle.

Les constructions identitaires, enfin, ont trait aux (ré)articulations de la « diversité » et d’« unité » : de nos jours, en effet, et en raison de diverses circonstances historiques – parmi lesquelles on peut mentionner la décolonisation, l'apparition d'une nouvelle critique sociale et théorique à partir de la fin des années 1960 et la mondialisation contemporaine –, sont en train de s'opérer dans le monde des transformations culturelles qui tendent vers une nouvelle pensée et une nouvelle pratique sociale de la diversité/unité. L'aspect nouveau de ces pensées et ces pratiques peut être caractérisé, de manière schématique, par les trois éléments suivants :

– Une conscience du fait que les différentes manières de comprendre, d'évaluer ou de dévaluer la diversité engagent toujours une certaine conception de l'unité sociale et politique ou de l'être-ensemble. De cette conscience découle l'exigence méthodologique de dépasser une approche purement analytique et séparée des problématiques de la « diversité » et de l'«unité» : la «diversité» ne peut être pensée concrètement que dans sa relation constitutive avec l'unité.
– Une certaine reconnaissance de la valeur de la diversité : apparition d'une éthicité voire d'une normativité de la diversité ou de la « différence » (« Source d'échanges, d'innovation et de créativité, la diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu'est la biodiversité dans l'ordre du vivant ». Déclaration universelle sur la diversité culturelle, UNESCO, 31e session de la Conférence générale, Paris, 2 novembre 2001, article 1), et, corrélativement, d'une critique des modèles qui conçoivent l'unité comme uniformisation, assimilation ou absorption de la diversité, considérée comme déviation, excès, dissidence, dépassement de la norme « universelle ».
– Des efforts théoriques et pratiques de reconstruction de la diversité/unité, s'exprimant parfois par la recherche d'une autre conceptualité – comme le concept de « multitude » en politique, issu d'une relecture de Spinoza.

Le projet de recherche se propose de repérer et de définir ces nouvelles conceptions de la diversité/unité, tant au niveau des idées et représentations qu'à celui des pratiques sociales, dans les conditions de la modernité contemporaine – l'étude pouvant comprendre des recherches portant sur les conditions historiques qui, dans la modernité classique et le XIXe siècle, sous-tendent l'émergence et l'intelligibilité de ces transformations contemporaines de la diversité/unité : développement et crise de l'évolutionnisme, du positivisme et du darwinisme social, défense romantique de la diversité humaine (Herder), etc.